Étudier les lieux de pouvoir est l’une des tâches les plus ardues pour les chercheurs dans le monde d’aujourd’hui. Dans ces endroits fermés où n’entre pas qui veut, la présence d’un «outsider» est souvent perçue comme étant extrêmement dangereuse. Ces endroits sont multiples et variés, allant des fêtes privées de multimilliardaires aux organisations terroristes secrètes. Le tour de force du documentaire « The World Before Her », est d’être parvenu à montrer ces deux extrêmes : les coulisses du monumental concours Miss India et les camps du Durga Vahini, branche féminine du mouvement ultranationaliste Vishva Hindu Parishad (VHP).
Comme le relate la documentariste Nisha Pahuja, l’accès à ces mondes clos a été longuement négocié. Ayant été enjointe de quitter le camp du Durga Vahini, elle a dû se montrer persuasive pour conserver sa place, un combat quotidien qui a duré plus de deux ans. Dans ce camp comme dans le monde de Miss India, d’importantes hiérarchies séparent les femmes enrôlées de leur organisation, ce qui rend l’accès à celles-ci extrêmement difficile.
Au-delà de leur inaccessibilité, d’importants parallèles sont mis en lumière par le documentaire, notamment la question de l’entraînement. Qu’il vise le développement d’une personnalité et d’un corps séduisant dans l’objectif de remporter les grands honneurs au concours de Miss India ou bien le travail physique et psychique exigé des femmes du Durga Vahini, l’entraînement participe activement à la transformation de ces femmes afin d’atteindre des standards de haut niveau.
Pour le penseur Michel Foucault, le corps est tranquillement apparut comme objet et cible du pouvoir au tournant de l’âge classique. On ne peut que constater «les signes de cette grande attention portée alors au corps : au corps qu’on manipule, qu’on façonne, qu’on dresse, qui obéit, qui répond, qui devient habile ou dont les forces se multiplient» écrit-il en parlant des militaires et des prisonniers, dans Surveiller et punir (1975). Selon l’anthropologue Susan Dewey, l’entraînement des femmes pour le concours Miss India reprend la même logique que l’entraînement des militaires décrit par Foucault, visant la production de «corps dociles».
Alors qu’une réflexion se fait depuis plusieurs années au Québec sur la place que l’imaginaire collectif assigne aux femmes, analysée entre autre brillamment par l’écrivaine Martine Delvaux dans Les Filles en série (2013), le film « The World Before Her » se place quant à lui au cœur de la subjectivité de ces femmes qui participent à ces organisations extrêmes. On peut y voir comment ces femmes travaillent sur elles-mêmes physiquement et mentalement dans le but d’atteindre des objectifs précis.
Ce que montre surtout ce film, c’est l’incroyable complexité de ces lieux d’exception, situés dans les marges de l’Inde contemporaine. Afin de donner tout l’espace nécessaire aux questions soulevées par ce film, le festival organise, suite à sa présentation, une table ronde rassemblant différents spécialistes qui se tiendra à la galerie ArtFocus. L’occasion sera belle pour réfléchir collectivement à des thématiques qui, bien qu’elles semblent lointaines, trouvent leur résonnance dans des dynamiques locales, peu importe où on se trouve dans le monde. Soyez au rendez-vous!
Mathieu Poulin-Lamarre